Elle avait roulé tout l’après-midi.
De petites routes en petites routes. De chemins en chemins.
S’arrêtant parfois devant une demeure ancienne, un chemin pierreux, un sous-bois.
Elle descendait alors de la voiture, une ancienne coccinelle retapée et repeinte d’un rose agressif (une erreur du carrossier qui la faisait grommeler toujours maintenant), attrapait sur le siège passager son appareil numérique et prenait photos sur photos.
Des photos bizarres qui faisaient se retourner les gens. Quand il y en avait. Un bout de mur, un crépis sale, une écorce d’arbre…
Des « matières ».
Agnès dessinait pour illustrer ses histoires. Des images virtuelles qui nécessitaient ces « matières » pour habiller les modèles 3D qu’elle créait.
Elle avait entreprit un petit voyage dans cette région qu’elle connaissait mal et dont elle voulait faire le cadre d’une histoire en projet et depuis quelques jours déjà, elle parcourait la campagne, les collines, les garrigues.
Elle avait suivit cette petite route qui longeait un canal d’irrigation.
Agnès n’était pas très attentive à la conduite. Ses yeux furetaient à gauche à droite, cherchant La Texture.
L’étrange équipage qui déboucha soudain du petit pont qui enjambait le canal la surprit totalement. Agnès freina brutalement et la petite automobile rose s’immobilisa en grinçant à quelques centimètres de la jeune femme attelée au sulky.


Celle-ci s’était effondrée sur le bitume rugueux. Elle haletait et ses seins démesurés se soulevaient, s’abaissaient au rythme de sa respiration hachée. Un râle s’échappait parfois de sa bouche que déchirait cruellement un mors.
Estomaquée, Agnès descendit de la voiture, s’approcha de la femme à genou.


A chaque pas, elle découvrait de nouveaux détails : le harnais qui enserrait la tête de la jeune femme ; le corset sauvagement serré ; les poignets étroitement ligotés dans le dos et accrochés au large collier de cuir ; les hautes bottes ferrées.
Et les anneaux. Les deux qui perçaient les mamelons et qui, reliés par des chaînes au mors , permettaient certainement de diriger la fille en tirant sur ses seins énormes. Des rênes comme pour un animal de trait.
Et l’anneau qui traversait le sexe, attaché par un mousqueton au sulky…
Et…


Agnès s’agenouilla, ôta le mousqueton, découvrit le pieu qui défonçait le ventre de la jeune femme, les marques au fer rouge sur le pubis et les fesses. Les coups de cravache sur le corps.
« Ce n’est pas possible !!! Qui vous a fait ça ?
Les histoires qu’écrivaient Agnès étaient… lestes, orientées BDSM. Elle avait beaucoup d’imagination mais là ! Ceci dépassait l’entendement.
Elle aida la femme à se relever et entreprit de la libérer de ses liens.


Elle allait de surprise en surprise. L’étonnement devint consternation. Puis révolte.
Et colère quand elle eut enlevé le harnais. On avait arraché les dents de la pauvre femme. Et on lui avait coupé la langue. Pour cela qu’elle ne répondait pas…


« Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible !!! » répétait elle.
« Et tes mains ! Elles sont paralysées… Il faut prévenir la police… Mais d’abord t’habiller. Je dois avoir quelques vêtements propres dans ma valise. »
« Oh…. Ce plug ! »


« hon hon ng ahi » grognait la jeune femme martyrisée en pleurant.
« Je ne comprends rien, c’est affreux. Non pas la police tout de suite. Chez moi on trouvera le moyen de te comprendre »
Agnès habilla la pauvre fille.


« Tu es tout en sueur, petite chatte » dit elle en glissant doucement la petite jupe le long des cuisses marquées de cruelles zébrures de la jeune femme.
Un trouble étrange l’envahit. Des souvenirs de relations anciennes lui revinrent.

Agnès se morigéna et entreprit de boutonner le chemisier.
« Le tissu est un peu élastique… Ca y est c’est boutonné… Pas très élégant mais tu fais du 120 au moins…

Monte, n’aie pas peur. Je vais m’occuper de toi »


Arrivée chez elle, Agnès s'occupa en premier lieu de laver la pauvre fille.

Dans la salle de bain elle s'aperçut qu'aucune humiliation ne lui avait été épargnée. Non seulement on lui avait coupé et arraché toute possibilité de communication; on avait déformé grotesquement sa jeune poitrine; on l'avait marquée, numérotée; on l'avait percée d'anneaux d'acier; mais de plus on l'avait tondue.

Tandis qu'Agnès ôtait les lourds anneaux (sauf celui qui transperçait les lèvres intimes de la jeune femme, impossible sans la blesser), l'infortunée victime, nue, voilée seulement d'une impudeur innocente, ronronnait.

Elle sursautait quand un anneau s'arrachait de son corps, difficilement parfois, mais fixait intensément sa bienfaitrice, souriant de sa bouche vide qui semblait démesurément béante.

C'est au salon qu'Agnès trouva un moyen pour communiquer. Un portable! Elle attacha un bijou d'argent au doigt de la jeune femme. Ce doigtier, comme une minuscule attelle, raidissait ainsi son index.

Difficilement d'abord, maladroitement, Julie tapota son prénom.

Puis de plus en plus aisément (si l'on peut dire!) elle écrivit quelques mots.

Puis des bouts de phrases. De plus en plus longues.

Agnès appris tout.

L'enlèvement et la boucherie.

La drogue et "l'animalisation".

Le dressage et les sévices.

Et la fuite.

Julie voulait tout décrire, tout raconter.

Le doigtier d'argent courait sur les touches du clavier avec un petit bruit vivant qui partageait le silence du salon avec les craquements du feu et la respiration des deux femmes.

Agnès dormit peu cette nuit là.

Julie n'avait pas voulu dormir seule dans la grande chambre du premier et reposait maintenant, blottie contre Agnès d'un sommeil calme et comme apaisé.


C'est la fin de cette tragique histoire. Une fin heureuse.

Dès le lendemain la police fut prévenue, les bourreaux infâmes arrêtés.

Il y eut un long procès retentissant. Julie n'était pas la seule victime de ces criminels. Hélas !

Julie a revu son jeune mari. A peine. Celui-ci l'a repoussée avec pitié mais avec dégoût aussi.

Depuis Julie a été soignée au mieux.

Avec l'arrêt des drogues son corps a repris des proportions ordinaires.

Ses cheveux ont repoussé et de jolies dents de céramique lui donnent maintenant un si beau sourire.

Elle n'a malheureusement pas recouvré l'usage de la parole mais un grand chirurgien a réussi à ce qu'elle retrouve l'usage de ses mains, de ses doigts.

Elle a appris le langage des muets. Agnès aussi.

Et ses mains sont maintenant comme deux papillons légers qui virevoltent, folâtres, quand Julie et Agnès marchent ensemble dans une rue; quand Julie et Agnès sont assises ensemble à la terrasse d'un café...

Car Julie et Agnès vivent désormais ensemble.

 

FIN

( achevé en septembre 2005 )